CHAPITRE IX
CAL
Penchée vers la jeune fille, je lui parle doucement.
— C’était un orage. Un très violent orage, c’est tout. Tu dois l’oublier. Tu as été malade, c’est tout. Mais maintenant tu es guérie, guérie.
Je m’efforce de contrôler ma voix, de la rendre douce, monocorde, de garder le même timbre.
Les yeux ouverts fixés sur le pendule qui tourne dans la lumière en clignotant, son visage est calme. Elle est en pleine hypnose. Plus profondément aujourd’hui, il me semble.
Dans le service de santé de la base, j’aurais enregistré un texte et le régulateur d’hypnose l’aurait reproduit sur un cycle vibratoire parfait. À basse fréquence. Ce serait infiniment plus efficace.
Dans le grand lit de sa chambre, Nali ne bouge pas un cil. Je n’ai pas eu vraiment de mal à l’hypnotiser, et maintenant j’essaie de repousser au fond de sa mémoire ces souvenirs terrifiants.
Pour l’instant, elle me semble mieux que les jours précédents. C’est la quatrième séance. Au début, le soir même de notre retour, son visage montrait le conflit intérieur que je lui imposais. Pour la première fois, mes ordres paraissent acceptés.
Il reste encore à lui interdire de faire remonter ces souvenirs et le blocage devrait résister aux années. Après tout, je vais peut-être l’en tirer...
— Maintenant tu vas dormir profondément, dors, dors, dors.
Ses yeux se ferment et sa respiration se fait régulière. La porte s’ouvre doucement, derrière moi. C’est Tor et Lou. Je leur fais signe de ne pas faire de bruit.
— Comment va-t-elle ? demande Tor.
Elle a voulu veiller sa sœur dès notre retour. J’ai dû insister pour que Nali repose seule. Elle ne doit pas reporter sa responsabilité, chercher une protection, sinon sa terreur restera. L’affection de sa sœur ne peut que lui être nuisible. Après, oui.
— Elle dort, je murmure. Viens, sortons.
Dehors elle me prend le bras.
— Tu es sûr qu’elle va guérir, Cal ?
— C’est une simple question de temps. Mais aujourd’hui, elle est vraiment mieux. Crois-moi, je la soigne de mon mieux.
— Oh ça, je le sais bien. Personne ne sait mieux que toi ce qu’il faut faire. Et je sais combien tu l’aimes. Mais je suis inquiète.
— Je le comprends. Tu as dîné ?
— Oui, oui. On a mangé quelque chose avec Giuse, ne t’inquiète pas pour moi. Tu vois... je voudrais faire quelque chose, la soigner.
— Je te l’ai expliqué, il est préférable de ne pas lui montrer ton inquiétude, ou ta sollicitude, si tu veux. Mais elle est presque guérie. Dans deux jours au plus tard elle sera remise.
— Comme avant ?
— Mais oui, comme avant.
— Pardonne-moi, Cal, dit-elle en levant vers moi son visage pour m’embrasser. Sans vous, je ne sais pas ce que j’aurais fait !
— N’y pense pas et va plutôt rejoindre Giuse. Elle a un petit sourire et tourne les talons.
— Une fille bien, lâche Lou, à côté.
Je suis un peu surpris. Pas les paroles mais la voix peut-être, l’intonation qu’il y a mise. Il y avait une véritable tendresse... oui c’est ça, il y avait de la tendresse dans sa voix ! Je regarde plus attentivement mon vieux copain robot.
Il ne porte aucune trace physique de son aventure. Pourtant il en a vu de dures, lui aussi. Il a été enfoui sous les décombres de l’auberge quand HI a attaqué. Il était endommagé au niveau de la motricité de ses membres inférieurs, écrasés dans une position incroyable.
Sous les décharges qui continuaient à pleuvoir, il a commencé à s’auto-réparer calmement. Ça a duré plusieurs heures, et quand il en a eu terminé, il s’est dégagé au désintégrateur. Mais à ce moment-là on était loin dans la grotte.
Il a appelé Giuse à l’aide et a commencé ses recherches. Mais pas dans la bonne direction. Ce qui fait qu’il a rallié plus tard après notre découverte.
Il a toujours cette démarche souple d’avant et parait intact... Non, pas tout à fait. Je me demande si c’est mon imagination qui m’influence, mais j’ai l’impression de voir d’imperceptibles rides sur son visage. Comme une sorte de maturité.
Il sourit légèrement en me voyant l’examiner.
— Tu me trouves changé, hein ? Je crois que c’est le cas. Je me sens moi aussi changé. Tu comprends, j’ai cru que HI t’avait eu.
— Mais pourtant...
Il me coupe.
— Oui, je sais que je ne suis qu’un robot. Mais il y a une évolution en moi, je veux dire dans mon cerveau-ordinateur. Je ne sais pas très bien ce que ça veut dire, « vivre ». Tu bouges, tu parles, tu prends des décisions, tu réfléchis. Mais moi aussi ! Parfois, depuis notre retour surtout, je me dis qu’avec le temps passé, il est possible que moi aussi je me sois mis à VIVRE.
Bon Dieu ! Ça m’en fiche un coup terrible. Serait-il possible qu’un robot « vive » ? Au sens que nous, humains, nous donnons à ce mot ? C’est vrai qu’il est capable de faire tout ce que nous faisons, y compris de réfléchir... mais pour ça il faut que sa pile soit en état.
Oui... mais nous aussi on a une pile, le cœur. S’il s’arrête, c’est fini. Il est bien possible que nous aussi ont ait un « plein » d’énergie, peu à peu usé au fil de la vie. Une forme d’énergie indécelée, mais peut-être pas tellement différente de la sienne.
Peut-être ne sommes-nous pas autre chose, nous aussi, que des robots, conçus autrefois par des super-Loys !
Tout ça me semble vertigineux.
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que j’ai de l’affection pour les robots. Je ne les considère pas comme des machines. Au fond, c’est vrai que pour moi ils existent, ils « vivent » d’une certaine manière.
Il faudra que je parle de ça avec Giuse. Ressent-il aussi les mêmes sentiments ?
— Je serais bien incapable de te répondre, mon vieux Lou. Ce que je sais, c’est que j’ai de l’amitié pour toi. Et que ça, c’est un sentiment humain. Peut-être parce que nous avons des souvenirs communs depuis tant de temps que nous vivons ensemble.
Je me dirige vers la pièce de séjour, en bas, où Giuse joue aux échecs avec Siz. Il a fait fabriquer un jeu et ils se livrent des parties acharnées avec un handicap très compliqué, pour le robot. Giuse a planché là-dessus pendant des jours. Salvo, Ripou et Belem sont assis dans un coin, occupés à je ne sais quoi.
Une curieuse impression de calme. Je demande un verre de jus de fruits à Lou et m’assieds dans une espèce de fauteuil à bascule. Bon, il serait temps de s’occuper de nos affaires.
Je n’ai pas pardonné à HI son attaque. Encore une veine qu’il n’ait pas recommencé ! On a prévu le coup. Deux modules sont immergés près de la côte et peuvent venir nous chercher à tout moment.
Le simple fait d’y repenser laisse remonter en moi l’immense colère que cette sacrée machine dingue a provoquée.
— Lou, assieds-toi près de moi, je voudrais parler à JI.
Il arrive et s’installe en tailleur, par terre.
— Je suis prêt, tu peux y aller.
Ça, il y a plusieurs jours, il ne l’aurait pas dit ! Maintenant les détails me sautent aux yeux.
— Demande-lui s’il a pu examiner toutes les archives de la dernière arrivée des Loys.
— Il dit qu’il a fait un enregistrement complet d’une arrivée, peu de temps avant la disparition des Loys et la mort du dernier commandant de la base. Mais il n’est pas certain qu’il s’agisse de la dernière arrivée. Il faudrait qu’il fasse un tri chronologique systématique des archives et il craint que HI ne se pose des questions. Alors il a stoppé ses recherches.
— Il a bien fait, attends, laisse-moi réfléchir...
Il faut que je combine un coup assez tordu et inattendu, assez illogique pour blouser HI. J’avais pensé à un truc, mais il faut tout examiner.
Giuse a laissé tomber sa partie et vient s’installer près de nous en silence, un mince cigare aux lèvres.
— D’abord, est-ce que JI est sûr que HI n’a pas encore repéré cette longueur d’onde ?
— Oui, il en est sûr, dit Lou.
— Bon... dis-lui de me retransmettre son enregistrement en indiquant exactement le temps écoulé entre chaque intervention. Salvo, tu vas tout noter. Tu iras assez vite ?
Le grand robot incline la tête.
— S’il va trop vite, je préviendrai JI. Evidemment, j’aurais dû y penser. Au fond, ces petites erreurs, ces oublis, quand il est question des robots, c’est peut-être bien la preuve qu’inconsciemment je ne les considère pas comme des mécaniques. Que pour moi aussi ils vivent vraiment.
— O.K., allons-y les enfants.
Une voix curieuse s’élève et je jette un regard surpris à Lou. Et puis je comprends qu’il reproduit exactement celle du pilote du Dijar loy, il y a quelques millénaires. Quelle scène étrange !
Sèche, la voix. Elle s’adresse à HI avec une sorte de dédain. Les Loys ne devaient pas avoir mes scrupules à l’égard des robots. Mais il est vrai qu’ils n’en avaient jamais fabriqués à leur image. Ça, c’est une idée à moi. Eux n’avaient que les robots-boules comme ceux de la Base, aussi efficaces d’ailleurs, et des robots de combats en forme de cube hérissé d’antennes.
— ... « fonction des coordonnées d’approche directe », est en train de dire le pilote inconnu.
Renversé en arrière j’écoute, les yeux à demi fermés.
Je suis, en imaginant ce qui m’est raconté. Je vois le Dijar approcher à grande vitesse après avoir pris contact longtemps à l’avance. Le commandant de bord a pris une route directe, ce qui va à l’encontre des habitudes des Loys, très attachés à ne jamais révéler leur présence par des traces, en haute altitude.
L’explication vient ensuite. Il était vraiment pressé, le gars. C’était l’époque où les Loys tombaient comme des mouches, victimes de ce minuscule parasite originaire d’un monde éloigné. Rien ne pouvait empêcher cette saloperie de proliférer.
Même le vide ne les tuait pas, avec sa température tellement basse. Il semble que les meilleurs résultats étaient obtenus par la température, par la chaleur, le feu. Carrément. Et toutes les bases étaient contaminées, par des navettes de routines.
Même ici, sur Vaha, le chef de la base avait fait savoir, peu avant sa mort, qu’il craignait la présence des parasites. C’est ce qui explique l’arrivée de ce Dijar, envoyé par le gouvernement central loy. Trop tard pourtant.
Là, j’écoute plus attentivement. Et brusquement je claque une main sur ma cuisse. C’est gagné ! Je tiens le moyen de me payer HI...
Giuse est sur le point de dire quelque chose, mais je lève la main pour lui dire d’attendre la fin. Dix minutes plus tard, ça y est.
— Tu as l’air rudement content de toi, fait Giuse, vaguement interrogatif.
— Ma petite idée... on va la réaliser. Balayé, HI, effacé !
— Ben, je suis ravi de l’apprendre... encore que je ne vois pas ce que cet enregistrement t’apporte.
— Souviens-toi, matelot, combien ils étaient à débarquer, les Loys ?
— Quatre ou cinq, je crois bien, pourquoi ?
— Et où sont-ils allés, d’abord ?
— À la... Oh non, tu ne vas pas... Ah ça !
Et il éclate de rire.
— ... tu veux le paumer complètement, HI, c’est ça ? Le rendre complètement dingue, cette fois ! Quel beau coup, quelle magnifique combinaison. Utiliser l’ennemi contre lui.
Une voix s’élève.
— Eh bien, moi, je n’ai rien compris.
C’est Salvo. Et je crois bien qu’il est vexé ! Giuse va à lui et pose la main sur son épaule.
— Ne t’en fais pas, mon vieux. C’est tellement tordu qu’il faut vraiment savoir comment tourne sa caboche de dingue pour comprendre ! Moi qui le connais depuis notre enfance, là-bas sur Terre, je ne le suis pas toujours. En tout cas, pour cette fois, j’ai pigé. On va reconstituer cette arrivée des Loys.
— Mais jamais on n’atteindra la base. HI nous fera descendre avant.
— HI nous laissera passer.
— Mais ce n’est pas possible, c’est une idée illogique !
— Et oui, Salvo, justement... Un cerveau-ordinateur est avant tout « logique ». C’est bien pourquoi je pense que ça va marcher.
— De toute façon, on n’a plus le choix, j’interviens.
HI peut recommencer une attaque n’importe quand. Et, avec le temps, il gagnera forcément. Pas la peine d’espérer qu’il guérira seul. Il faudrait que ma plaque de prise de contrôle soit complètement effacée. Et ça prendra des siècles. On sera morts bien avant. Non, il faut tout miser sur un coup. Et bien le préparer ! Ça marche et on reprend la base, ça foire et on y laisse nos peaux. Aussi simple que ça.
— Tu ne veux pas prendre de précautions, avant ? demande Lou.
— Quoi donc ?
— Laisser les Dix ici, par exemple, et leur faire chercher vos descendants pour récupérer les modules, des banques de connaissances, enfin une partie de tout ça.
Je réfléchis puis je secoue la tête.
— Pas pour les miens. Je ne sais pas ce qu’ils valent. Ce sont peut-être des tocards. Et puis je crois que cet afflux de connaissances risquerait de détruire leur cerveau. Ils partent de trop bas, tu comprends. Et s’ils réagissaient mal, ça pourrait devenir une planète infernale avec un despote beaucoup trop savant et une population forcément esclave jusqu’à la fin des temps. Qu’est-ce que tu en dis, Giuse ?
— C’est O.K., pour moi aussi. Trop de danger. Content qu’il ait réagi comme moi. Après tout, ses propres descendants lui sont très proches, même s’il ne les connaît pas. Mais il a pris une dimension supérieure, à l’échelle planétaire. Il a acquis un sens des responsabilités du Top niveau. Il pense d’abord à Vaha. Ça me rend heureux.
— Tout de même, je reprends, on va laisser Badix et Baneuf avec les filles. Ils resteront avec elles toute leur vie, pour les aider, les protéger et les conseiller. Badix s’occupera de l’aspect navigation, quel qu’il soit, du moins au départ, et Baneuf conseillera les cousins à la banque. Ils sortiront aussi l’or sous-marin accessible pour établir des affaires multiples, et ils instruiront les enfants qu’elles pourraient avoir... Je ne crois pas qu’on puisse faire beaucoup plus, Giuse ?
— D’accord pour moi. Mais... tu crois qu’elles sont enceintes ?
— Je ne sais pas du tout. Avec les femmes de cette planète, c’est difficile à savoir, tu le sais bien. Elles considèrent souvent que c’est leur affaire. Non, je pensais à des enfants qu’elles pourraient avoir dans l’avenir. Pas de nous.
Il hoche la tête en signe d’acquiescement.
— Salvo, passe-moi ce que tu as noté, je vais aller peaufiner mon plan dans le bureau. Et il faut faire un minutage précis. Tout doit coller au millième de seconde près.
*
Les deux jours suivants, je travaille à l’organisation de toute l’affaire. Je pense toujours que ça peut marcher, mais c’est du juste ! Tout repose sur la psychologie. Et de la psychologie avec une machine...
Cette machine ayant été construite par des humains, je crois qu’elle est, néanmoins, susceptible de psychologie.
La porte s’ouvre et Nali entre dans le bureau. Elle a retrouvé son teint éclatant. Rien ne révèle ce qui s’est passé. Je lui ai dit qu’elle avait été malade et que je l’avais ramenée.
— Cal, tu m’abandonnes ! On ne te voit plus qu’aux repas, et tu ouvres à peine la bouche.
— Pardonne-moi, ma douce, j’ai un projet qui me tient à cœur.
— Tu as assez travaillé aujourd’hui en tout cas. Je vais me baigner, viens avec moi !
Je la regarde avec tendresse. C’est étrange, je vais la quitter dans peu de temps et je n’éprouve pas de tristesse. Au fond, j’imagine que je ne suis pas vraiment amoureux d’elle. J’ai une grande tendresse qui m’a fait prendre ce que je ressentais pour de l’amour, mais c’est tout.
D’ailleurs, à notre dernier « voyage » sur cette planète, je n’aimais pas non plus Toug. Est-ce que cette vie anormale nous empêcherait peu à peu d’aimer vraiment ? Ou alors mon amour pour Cassy n’est pas encore mort ?
— Alors tu te décides, oui ?
Elle est adorable, en colère comme ça.
— Ça va, ça va, je te suis, fais venir la voiture.
J’ai fait construire une autre voiture à antli, décapotable, légère, pour remplacer celle que HI a démolie dans les montagnes. Et, comme elle plaît beaucoup, on a créé une fabrique ! Les filles vont se trouver à la tête d’un véritable empire. Et il ne fait que démarrer.
Il est aux environs de six heures, le milieu de l’après-midi ici. Mais de toute façon ça ne change rien, on peut se baigner à n’importe quelle heure avec cette chaleur.
En une demi-heure, on se retrouve sur la grande plage du sud, dans notre coin préféré. Nus tous les deux. Pas de maillot à cette époque. Je me demande même s’il y en aura jamais. La notion de pudeur est différente de ce que nous avions sur Terre. On ne cache que ce qui est laid. Et un corps ne l’est pas.
On nage longuement avant de revenir s’étendre sur le sable. Tout de suite Nali vient près de moi. Je sens sa main courir en touches légères sur mon corps. Puis elle met sa bouche près de mon oreille.
— Maintenant ?
Je sursaute un peu. Encore des inhibitions de Terrien !
— Euh... ici ?
— Pourquoi pas ? Tu n’as plus envie de moi ?
Je regarde ses seins aux pointes roses, là devant mes yeux, et je fonds.
Doucement, je l’attire à moi.
Lentement, très lentement nous nous aimons. Avec peut-être plus de tendresse que nous n’en avons jamais connue. Tout paraît aller à un rythme ralenti, nos gestes, nos mots, et même l’ultime rapprochement. Longtemps elle reste dans mes bras, après.
— Tu vas partir, n’est-ce pas ?
Comment sait-elle ? Une nouvelle fois, je suis stupéfié de l’intuition des femmes de cette planète.
Il y a un peu de tristesse dans sa voix et aussi une espèce de résignation.
— Tu vois, je le savais depuis le début, dit-elle avant que je n’ouvre la bouche, et peut-être pour m’empêcher de mentir. C’est pour ça que j’étais si réticente pour t’aimer, poursuit-elle. Au moins je garderai quelque chose de toi.
Et elle se lève avant de partir en courant vers la voiture. J’aperçois Lou, au loin, qui se jette derrière un tronc d’arbre. Il a la consigne de me suivre, où que j’aille, désormais.
Lorsque j’arrive à la voiture, le visage de Nali est calme. Pourtant je le scrute en me souvenant de ses dernières paroles. Il y a tant d’honnêteté, de droiture dans ce visage qui s’ouvre à mon regard que je comprends tout de suite.
Elle avait tout combiné. Je viens de lui faire un enfant !
Sur Vaha, les femmes ont une extraordinaire faculté. Elles n’ont d’enfant que si elles le désirent. À volonté.
Ainsi j’aurai une descendance ici aussi ? Cela me fait plaisir. Un peu triste aussi. Je la prends dans mes bras et la serre longuement contre ma poitrine sans rien dire.
Pendant le voyage de retour, elle montre un calme, une sorte de sérénité impressionnante. Elle n’est plus triste. Et le dîner, plus tard, est doux comme un moment dont on goûte chaque minute.
Nous passons la soirée dans le patio, sans dire grand-chose tout les quatre, heureux je pense. Tor affiche le même calme que sa sœur. Elles sont très proches et j’imagine qu’elles ont parlé de tout ça.
Tard dans la nuit je suis en train de revérifier mon chronométrage quand Giuse entre dans le bureau.
— Tu travailles encore ? J’ai vu la lumière sous la porte.
— Apparemment tu ne dormais pas non plus.
Il prend un de mes petits cigares sur le bureau et va s’appuyer contre le dossier d’un fauteuil.
— Je... je crois que Tor sait qu’on va partir, dit-il d’un ton ennuyé.
Je me renverse en arrière et prends moi aussi un cigare.
— Je m’en doutais un peu, figure-toi. Dis donc... elle n’a pas été particulièrement... tendre aujourd’hui, ou hier ?
Il a un mouvement de mécontentement.
— Ah, c’est pas vrai ! Impossible de garder quelque chose pour soi, avec toi. Tu sais que tu es impossible !
Je souris en levant les mains.
— Ne te fâche pas ; d’accord, je reconnais que je suis maladroit dans ma façon de m’exprimer. Pour le reste, je n’ai fait qu’adapter ma situation à la tienne... Nali m’a fait un enfant cet après-midi.
Ça détend l’atmosphère. Il se marre comme un fou.
— Ça, mon vieux, je ne l’oublierai pas. Te voilà fils-père ! La honte, quoi...
— Pas de quoi se gondoler comme ça. Tu es dans le même cas, non ?
— Oui, on fait une fameuse bande de dévergondés ! Et le voilà qui repart à rigoler. Il s’en assied, le singe.
— Et comment tu prends la chose ? je reprends.
— Si ça continue on va peupler la planète, dit-il en repartant de plus belle.
— Ce type est complètement inconscient, je me lamente en levant les bras au ciel.
Il finit quand même par se calmer.
— Blague à part, j’ai été un peu secoué quand Tor me l’a dit. Je me fais l’effet d’un beau salaud de l’abandonner.
— Je me suis creusé le crâne là-dessus autrefois, je n’ai pas trouvé de solution. On est piégés. Entre le boulot qu’on fait pour guider l’évolution de cette planète et le bonheur d’une femme, le choix est peut-être vache mais il s’impose. Encore que... je ne sais pas ce que j’aurais fait si Cassy avait vécu.
— Tu y penses toujours, hein ?
— Oui, elle, je l’ai vraiment aimée. Nali, ce n’est pas exactement pareil.
— Ça, alors, c’est marrant, c’est exactement comme pour moi. J’aime bien Tor, je suis sensible à son charme, mais c’est tout. Tu crois qu’on n’est plus capable d’aimer ?
Décidément, c’est le jour.
— Je crois surtout que l’amour ne se programme pas. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton. Et, finalement, c’est plutôt réconfortant. Mais si ça peut te consoler, il est probable qu’un jour ou l’autre on se serait tous séparés. Les couples qui durent une vie entière sont rares ici, tu sais. C’est leur façon de vivre. Il faut l’accepter.
Il reste silencieux. Puis finit par se lever.
— Merci, papa, tu as apaisé ma conscience. Faut croire que je suis un aussi mauvais sujet que toi... fils-père ! Bon, où en est-on ?
— Il faudra peut-être partir en catastrophe, j’attends le bon moment. Mais s’il ne s’est rien passé dans trois jours, on attaquera quand même. Il ne faut plus attendre. Dors le plus possible. Il faudra être en forme. Je te conseille de laisser une lettre pour Tor. Fais-la dès maintenant.
— O.K., O.K., je m’y mets, mais sans joie.
— Qu’est-ce que tu crois, moi non plus !
*
Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, je suis en train de donner des consignes aux cousins.
Quand je leur ai dit qu’ils allaient diriger toutes nos entreprises, ils sont tombés des nues.
Il y a si peu de temps qu’ils crevaient de faim sur le port qu’ils ont de la peine à croire à ce qui leur arrive. Evidemment, ils sont jeunes, mais Badix et Baneuf sont là pour les conseiller. Je suis sûr que ça marchera. Ce sont des garçons formidables. J’aimerais avoir des fils qui leur ressemblent.
Lou entre en coup de vent.
— Cal, vite, ça y est !
Il n’en dit pas plus, mais j’ai pigé.
— Salut, les gars...
Je m’arrête à la porte.
— ... ne laissez jamais tomber Nali et Tor, hein ? Je n’écoute pas la réponse, dévalant déjà l’escalier. Giuse est déjà en selle. Salvo me tend les rênes de mon antli. Il y a là Salvo et ses copains Ripou et Belem, Siz, bien sûr, et huit des Dix.
Aussitôt, on part au galop. Un train d’enfer jusqu’à la plage du nord, plus tranquille à cette heure. Lou vient à mes côtés et me raconte ce qu’il sait, tout en galopant. Pas essoufflé, lui.
— HI vient de débrancher ses contacts extérieurs pour des réglages de coordination.
Il est dingue. C’est une infraction aux règles des Loys. Il doit être encore en crise, je suppose. En tout cas, ça m’arrange. C’est un peu ce que je guettais.
Maintenant, il lui faut quatre minutes trente, à partir de la remise en tension, pour avoir un tableau complet analysable des abords de l’espace. Il faut foncer et je talonne mon antli.
On va embarquer dans trois modules qui nous attendent dans l’eau.
Voilà la plage. Je saute sur le sable et fonce vers l’eau. S’il y avait des témoins, Lou me l’aurait dit. Il vient à ma hauteur, d’ailleurs.
— Je passe devant pour te guider ?
— Va me le... baliser, j’ordonne d’une voix essoufflée.
L’eau est tiède quand je m’y lance, suivi des ploufs des autres, et crawle vers le large.
Voilà Lou qui me montre le fond, du doigt. Ah oui, je distingue le module juste en dessous, à moins de trois mètres. Je fais un classique canard de nageur sous-marin et mon élan m’amène au sas. J’agrippe un montant et me glisse dans le petit local plein d’eau. Puis je presse le gros bouton rouge sur la paroi. Presque simultanément, la porte extérieure se ferme et l’eau se vide. En trois secondes c’est fini, je peux respirer.
L’autre porte, et me voilà dans le poste de pilotage. Je presse le bouton d’enregistrement de l’ordinateur de bord pour commencer à dicter mes ordres pendant que j’attrape une combinaison spatiale. Jamais deux fois la même erreur !
— JI, tu m’entends ?
— Oui.
— Du nouveau ?
— Non, toujours sans écoute extérieure. Mais je suis en train d’envisager une possibilité. Celle où HI aurait tout coupé pour faire une écoute radio complète.
— Et merde ! Tu crois qu’il se doute de quelque chose ?
— Je ne sais pas. Mais cette coupure n’est pas normale.
Si jamais HI tombe sur notre longueur d’onde, JI sera paralysé, si même HI ne le fait pas détruire ! Et j’ai besoin de JI pour les tops de synchronisation. Sans parler des informations qu’il peut me donner, de l’intérieur de la base.
— À partir de maintenant n’émets plus, sauf en cas de danger pour nous. Je n’émets plus non plus.
— Bien.
Ruisselant, Giuse est entré à son tour pendant que JI parlait.
— Un pépin ? se borne-t-il à demander laconiquement.
Je lui raconte, tout en préparant le module que je laisse en pilotage automatique. Il fait chaud ici. D’un doigt, je règle la climatisation, et ça va tout de suite mieux. Avec ces combinaisons sur le dos, on crève. Et je ne veux pas encore lancer le système interne de température de la mienne car il est couplé sur l’oxygène. Autant l’économiser.
Mes mains courent sur le grand tableau.
— Tu contrôles les autres modules ? je demande à Giuse.
— O.K. !
Pendant que je sélectionne une route rapide qui va nous amener au Dijar, je l’entends qui donne ses instructions à Salvo et Bahun, qui pilotent les autres engins.
Lou et Siz pénètrent à leur tour et abandonnent leurs vêtements trempés pour enfiler également des combinaisons. Puis ils s’installent derrière et je lance la puissance.
On file. Impatiemment, je guette les chiffres qui défilent sur un petit cadran à ma gauche. L’étage de surpuissance passe dans un grondement feutré. On est prêts à gicler hors de l’eau.
Une minute cinq, six, sept... À dix, je tire violemment la boule de pilotage et repasse en automatique, basculant le contact de l’ordinateur qui énonce aussitôt les paramètres.
— ... puissance en augmentation 55 %... 58 %... 60 %, paramètres d’orbite 40 FG.
Vingt Dieux, FG ! Il va nous faire monter à la verticale jusque dans les parages de l’astéroïde d’OMA 3 où le Dijar est planqué... Pour étaler cette accélération, les centrales vont souffrir. Enfin, si l’ordinateur de bord a choisi cette trajectoire, c’est que tout doit résister. Nous y compris.
— Hé, on a oublié du monde !
Je sursaute.
— Quoi ?
— Les robots-matelots, tu ne vas pas les laisser là-bas ?
C’est vrai que je les avais oubliés, ceux-là. Pas l’habitude d’avoir autant de monde avec moi.
— Tant pis, on les fera revenir plus tard. Badix trouvera une explication à leur disparition, enfin on la lui donnera.
— Et Pik, ton sati ? Tu le laisses tomber ?
Zut, mon copain le petit sati. Est-ce que je le laisse à Nali ? Etrange, ça me fait mal au cœur de l’abandonner ! Curieuse nature humaine...
Et puis non, je vais le garder. Nali n’y est pas particulièrement attachée. À dire vrai, c’est moi qui suis son meilleur copain. Giuse aussi, bien qu’il s’en défende.
— Je reviendrai le chercher, je décide.
— Ah toi, alors, dit Giuse en secouant la tête !
— Quoi, tu ne l’aimes pas, Pik ?
— Oh, il est gentil, oui, mais...
— Comprends-moi, Giuse. Lui, il s’en fout de l’époque. Tout ce qui lui importe, c’est d’être avec ceux qui l’aiment. Alors l’hibernation, quelle importance ? Et moi, j’aimerais le retrouver à notre réveil.
— Optimiste, hein ?
— Tu peux être sûr que je vais lui en faire baver, à HI.
Il rigole et me flanque une claque dans le dos, au moment où on crève la surface, les compensateurs de gravité hurlant.
Neuf minutes cinquante cinq secondes plus tard on pénètre dans l’alvéole du Dijar. Un voyage complètement dingue. Jamais pensé qu’on pourrait faire aussi vite ! J’avais programmé la procédure d’urgence, c’est vrai, mais ça...
Je me déboucle et cavale, dans le Dijar, vers le poste de commandement. La lumière s’allume au fur et à mesure de mon avance. Giuse et les autres sont sur mes talons.
Le siège de pilote... vite, le harnais magnétique... et je commence à animer le Dijar.
Le cerveau-ordinateur d’abord. Je le bascule en sonore d’un coup de doigt. Animation générale... je ferai la sélection plus tard.
— Salvo, mets-toi au central de Tir. Lou, au transmetteur, branche-le au complet, c’est ce que faisaient les Loys, mais garde ta visière de casque baissée. Siz, à la navigation, reste dans le siège-navigateur et programme un voyage en sub-espace de longue durée sur tes écrans. Il y a des chances pour qu’on les voie dans le champ de la caméra. HI sera sensible à ces détails. Tout le monde la visière baissée. Ripou, prends en charge les convertisseurs, reste devant les tableaux de contrôle. Belem dans le fauteuil du contrôleur de quart. N’oubliez pas que nous sommes censés venir d’un monde très lointain. Et si vous avez à parler à l’ordinateur de bord, parlez sèchement...
Je réfléchis et complète mes instructions.
— ... Bon, ça doit coller, je crois que je n’ai rien oublié. Giuse, tu vas prendre en charge les enregistrements. Vérifie qu’ils sont prêts à être lancés, regarde aussi la synchronisation. Tout dépend d’une parfaite exactitude.
Ils me répondent tous d’un O.K. laconique. J’ai dû leur passer ma manie...
Alors maintenant... le Dijar. Je coupe les systèmes. La coque... pas de prob... Merde !
— Giuse, est-ce que le Dijar loy avait une immatriculation ?
Il ne me répond pas, mais pose la question à l’ordinateur d’enregistrement. La réponse s’inscrit sur un répétiteur devant lui et je lis : « Affirmatif. 54-367-D-4. »
Ça, c’est le pépin. De quoi tout foutre en l’air. Les Dix, voilà la solution !
— Badeux, prend la direction de tes copains. Vous devez trouver une peinture quelconque dans la réserve. Une céramo-plastique par exemple. On va faire une sortie de sub-espace, ça la cuira suffisamment. Inscrivez chacun une lettre pour faire cette immatriculation sur la coque extérieure. Et... visière baissée, hein, j’ajoute pendant qu’ils sortent en courant.
— De justesse, murmure Giuse entre ses dents.
— Cal, lance Lou, je reçois des changements de modulation sur une porteuse, c’est peut-être JI qui donne l’éveil...
— Fais une recherche systématique d’émission, en balayant autour de notre fréquence.
— Tu penses que JI nous appellerait ? demande Giuse d’une voix un peu tendue.
Je hausse les épaules. Comment savoir ? Je préfère me méfier. Machinalement, mes mains courent sur le clavier de commande, devant moi et sur les côtés, puisque le siège pilote est enclavé dans le grand tableau, dans une échancrure en forme de U à l’envers. Très pratique pour accéder à toutes les manettes et interrupteurs.
Je garde les yeux fixés sur le grand écran semi-circulaire qui comprend toute la paroi, devant moi et sur les côtés. Il montre l’espace comme si nous avions une immense fenêtre.
De l’endroit où est posé le Dijar, on ne voit pas Vaha. Ce qui me fait penser qu’on peut partir en profitant de l’effet de masque. À condition que...
— Siz, calcule-moi combien de temps met la lumière à parvenir à Vaha, d’ici. Attends... il me suffit de savoir si ça dépasse une heure.
— Oui, largement.
— À quoi penses-tu, demande Giuse ?
— On va s’éloigner de cet astéroïde, dans son axe d’ombre. Mais il faudra le quitter pour passer en sub-espace, en direction de Vaha. Et cette image parviendra forcément à HI. Si elle arrivait trop tôt, il la recevrait pendant qu’on sera dans la Base. Tu imagines le pastis !
— Ah, toi, t’as vraiment le génie pour réconforter les gens... Si tu penses encore à des trucs comme ça, épargne-moi, s’il te plaît.
Je le regarde du coin de l’œil. Il est nerveux, mais pas plus que moi, j’imagine. Sa réflexion n’avait pas d’autre but que de détendre l’atmosphère. Je préfère ça.
— D’accord, matelot.
— O.K., fils-père.
L’animal. Je suis sûr qu’il va me balancer ce truc pendant des siècles, maintenant !
— Siz, sélectionne une route d’éloignement, dans l’ombre.
— Je te la passe sur ton écran de contrôle, demande-t-il de sa voix nonchalante ?
Je me demande comment Giuse le supporte. Enfin, ils ont l’air de bien s’entendre. Mais moi, ce que ça m’agacerait...
— Non, injecte-la directement.
Je branche la caméra de proximité et tâtonne pour visionner les Dix, sur la coque... Je les vois. Ils ont des bottes magnétiques, ça va. Un coup d’œil sur l’ensemble du tableau. On est O.K.
D’un doigt, j’injecte le programme enregistré que Giuse vient de collationner sur un écran. Maintenant nous sommes le Dijar 54-367-D-4, loy, en provenance des possessions lointaines, à destination de Vaha.
Toute la procédure sera faite par la voix du commandant de bord, il y a plusieurs millénaires. Les réponses partiront impeccablement, à la fraction de seconde près.
— Giuse, je veux avoir devant les yeux le texte de la procédure, avec les réponses qu’a faites HI, à l’époque. Je veux voir s’il en dévie. Fais la même chose.
— D’accord, je te l’envoie sur le contrôle 3.
Je sélectionne l’écran en effaçant les paramètres de puissance dont je n’ai pas besoin, puisque Ripou y veille.
La boîte de transfert pour transformer ma voix et la faire ressembler à celle de ce commandant est en marche. Je crois que j’ai tout prévu. Maintenant il faut se jeter à l’eau.
— On y va... Décollage et croisière rapide d’éloignement, j’ordonne au cerveau-ordinateur de bord, en basculant le pilotage automatique pour qu’il contrôle le Dijar.
Sur l’immense écran de visibilité extérieure, le sol commence à s’éloigner. Rien à craindre, pour les robots en train de peindre, avec leurs bottes magnétiques. D’ailleurs, ils auront bientôt fini.
On accélère régulièrement. La voix du pilote automatique, différente de celle du cerveau-ordinateur de bord, c’est ça le luxe, égrène régulièrement les paramètres. Ripou les contrôle sur les cadrans ; vraiment la sécurité est particulièrement assurée, aujourd’hui !
— Tu penses toujours que ça va marcher ? interroge Giuse.
— Ecoute, HI s’emmêle les pinceaux entre ma plaque de prise de contrôle aux trois quarts effacée, en tout cas incompréhensible désormais, et les instructions générales des Loys. Si tu veux, il n’a pas l’esprit clair. Ma plaque perturbe ses pensées et rend son comportement illogique dans le temps. Il est en état de moindre résistance et il le sait.
Je m’interromps pour régler les sondeurs de distance.
— ... Et voilà qu’un vaisseau loy s’annonce. Alors que les Loys sont disparus depuis bien longtemps ! Il ya de quoi être secoué. D’autant qu’il s’aperçoit soudain que la procédure qu’il est en train de « vivre » est celle qui s’est déroulée il y a je ne sais combien de millénaires ! Il va être complètement perdu, ne sachant pas ce qui se passe réellement. N’oublie pas qu’il se SAIT malade. Ou déréglé, si tu veux. Ou bien il abdiquera complètement toute volonté personnelle, toute initiative, ou bien, dépassé, il laissera se dérouler l’approche et l’entrée dans la base, comme elle s’est faite à l’époque. Et ce jour-là, les Loys sont allés directement à la salle des mémoires, laisser de nouvelles instructions ! Dans les deux cas, logiquement, on devrait pouvoir mettre en place une nouvelle plaque de prise de contrôle de la base.
— « Logiquement »... tu as de ces mots ! Reconnais au moins que c’est encore un de tes coups tordus.
— Tordus peut-être, mais il le faut bien, avec cette sacrée machine. Il n’y a que comme ça que je peux la bluffer, en la prenant de court, avec un cas jamais imaginé par ses créateurs.
— Je dois être vraiment tordu, moi aussi, pour te faire confiance, ou alors je suis faible... comme la chaire.
— Oh dis donc, il est drôlement mauvais, celui-là ! Il prend un ah satisfait.
— Oui, j’en suis assez content.
Les Dix entrent dans le poste. Ils ont enlevé leurs bottes.
— Ça y est, me lance Badeux. La peinture commence à durcir. Avec un passage en sub-espace ce sera parfait.
— O.K., voyez avec Giuse s’il a besoin de vous, je réponds.
Pendant que je me plonge dans l’examen de la route à suivre et de l’approche finale, il les envoie préparer des robots de combat, dans la grande soute. Une bonne idée. S’il faut bagarrer, autant y mettre le paquet tout de suite. Et les engins des Loys ne font pas le détail.
Une lumière orange clignote à gauche. On est arrivés au point de demi-tour. À partir de maintenant, on fonce pour le passage en sub-espace et on émerge un peu plus loin, pour commencer la procédure et le dialogue avec HI, comme si on venait de l’espace lointain.
Résolument, je presse le bouton de mise en action du programme. Il faut faire vite et le Dijar bondit en avant. Les compensateurs deviennent audibles. C’est le jour, décidément.
— Attention, passage dans six secondes, annonce Giuse à l’intention du cerveau-ordinateur.
— JI, soit prêt dès maintenant, je gueule !
Plus possible de garder le silence radio à présent. C’est lui qui doit lancer le top du programme d’enregistrement. Tout doit coller au 100000e de seconde près.
L’estomac qui remonte... on est passé en sub-espace. À peine le temps de m’en remettre que le Dijar en sort. L’écran frontal redevient clair. Déjà tout démarre. JI a dû donner le signal car une voix se fait entendre dans le poste de pilotage.
— « J’appelle OMA 4, j’appelle HI 20 314, ici vaisseau 54-367-D-4, répondez. »
Un silence. Rapidement je regarde le texte, sur mon écran. HI avait mis plusieurs secondes à répondre, à l’époque, quatre exactement. Il me semble, là, qu’il attend davantage... Voilà, il répond enfin.
— D-4 reçu, qui êtes-vous ?
— « Messagers extraordinaires, reprend la voix de l’enregistrement, donnez coordonnées d’approche, voici ma trajectoire... »
— Un instant, vous devez...
La voix coupe la parole à HI.
— «... orientation alpha 52 tendant à gamma 14, puissance 36 %, TDB...
TDB c’est : « toutes défenses branchées », une procédure très loye.
— ... orbite de ralentissement inutile, urgence 01, passage de fréquence en cours, émergence A13—TUV-953, collationnez, HI 20 314. »
C’est là que tout va se décider. Est-ce que HI va marcher ? S’il demande des explications je peux répondre, par la boîte de transfert. Mais il y aura une rupture de la procédure de l’époque. Ça peut suffire pour que HI reprenne son équilibre...
Giuse tourne vers moi un visage crispé. Je sens qu’il ouvre la bouche pour dire que c’est foutu quand HI reprend la parole.
— Mais je... vous n’av...
Il s’interrompt une fraction et commence à collationner ! Il s’est incliné devant une autorité loye !
Je manque pousser un hurlement de joie en lisant la suite sur l’écran, devant mes yeux. À l’époque, le commandant de bord a trouvé que HI tardait à répondre et l’a engueulé ! Ça ne pouvait pas mieux tomber ! Et je bois du petit lait en Usant :
— « 20 314, vos délais de réponse sont inadmissibles, vous entamerez un processus de vérification complet après mon arrivée. Vos circuits sont défectueux au niveau des standards officiels. »
Ça n’a l’air de rien, mais c’est un sacré savon dans le système loy !
Le voilà qui démarre justement, à peine HI a-t-il fini de collationner.
— « 20 314, vos délais...
Je n’écoute pas la suite, trop occupé à me marrer avec Giuse. Une petite revanche puérile, mais qui fait plaisir !
— Reçu, D-4, fait HI en réponse. Coordonnées d’approche : 127 point 39 sur 74 degré d’inclinaison. Approche libre ensuite...
Là encore il y a un écueil, puisque la base ne se trouve plus à la même place qu’autrefois, mais je cesse de m’en inquiéter en entendant la suite.
— ... Balise de guidage automatique CS-K en route. Le Dijar sera guidé, en automatique, vers l’un des cônes de la base. À aucun moment il n’a dû être question de la nouvelle localisation. Pour l’instant, ça va.
Le Dijar manœuvre rapidement et se met en position avant de se laisser tomber vers Vaha. J’ai encore une minute dix.
— À tout le monde, je lance en coupant un instant les écrans intérieurs, à partir de maintenant vous parlez en loy. Ceux qui font partie des sortants, préparez-vous, vérifiez vos enregistreurs et leur synchronisation. N’oubliez pas qu’une fois dans la base, vous devez laisser parler les personnages dont vous jouez le rôle. Si vous avez quelque chose à me dire, faites-le par geste. Le cerveau du bord ouvrira la porte du sas à la seconde prévue. Vous savez ce que vous avez à faire ensuite. N’oubliez pas que s’il y a de la bagarre, chacun de vous est porteur d’une copie de ma plaque de prise de contrôle, et doit s’efforcer d’aller la placer dans un alvéole de la salle des mémoires. Et, ceux qui restent, défendez le Dijar. Il doit rester en notre pouvoir.
Un coup d’œil à l’écran en face, juste dans les temps.
— « 20 314, reprend la voix du commandant loy, je veux me rendre immédiatement dans la salle des mémoires. Ensuite je verrai le chef de base dans la salle de conférence. Vous couperez votre écoute. »
— Reçu, répond HI... mais... reçu.
Les ordres et réponses correspondent parfaitement au dialogue enregistré autrefois. HI semble décontenancé et accepter la situation. Mais ça ne va sûrement pas durer !
Un léger choc. Le Dijar descend dans la cheminée du cône principal de la base.
— Allez, on y va, je dis à Giuse.
On se lève pour cavaler vers l’ascenseur accédant au sas de sortie. Les robots sont là. Lou, Siz, Salvo, Ripou sont vêtus d’une classique combinaison loye, avec l’éclair sur la poitrine, insigne de leur grade d’officier navigant. Ils portent un désintégrateur sur la hanche, comme le veut le règlement.
Giuse et moi on commence à se déshabiller pour enfiler les combinaisons que l’on nous tend. J’ai branché les haut-parleurs et je suis le dialogue entre le commandant et HI.
— «... en atmosphère standard. »
— Une désinfection totale a été effectuée récemment, répond HI.
— « Aucune importance, elles ne sont pas efficaces. Nous ne voulons prendre aucun risque. »
D’un geste de la main je fais signe à tout le monde de baisser les visières de casque, et la porte s’ouvre. Voyons, d’après l’enregistrement, le commandant marchait en tête, suivi de deux officiers marchant à la même hauteur, les trois derniers fermant la marche.
J’avance sur la rampe de descente dès que j’entends dans mes écouteurs le signal sonore de mon enregistreur qui me donne le top.
La salle d’arrivée s’éclaire violemment et je découvre une rangée de robots-boules, sur la droite. Aïe, ça je n’aime pas ! Je marche d’un pas décidé. Mais il va y avoir un os. Je ne suis pas censé connaître la base, un robot doit me « conduire » vers la salle des mémoires...
Et je ne peux pas en demander un, ce dialogue ne figure pas dans l’enregistrement ! Il faut absolument que je m’en tienne à ce dialogue, c’est notre assurance-vie. Je me sens transpirer d’un seul coup.
En arrivant au sol, je jette ostensiblement un coup d’œil autour de moi dans un mouvement d’impatience.
Et un robot-boule se détache, venant vers nous. Contracté au possible, je ne ralentis pas...
Au dernier moment, il a un léger mouvement, et finit par obliquer vers la porte du fond. Au même instant HI parle.
— Suivez le robot, commandant, il va vous conduire.
Je crois bien que je pousse un vrai soupir dans mon casque. Pas passé loin ! Ici, devant les robots-boules, on se faisait massacrer !
À mon tour j’oblique tandis que la voix du commandant loy reprend :
— « Compte rendu d’activité planétaire ? »
La poisse ! Là, ça ne va plus. À l’époque HI avait parlé de Vaha, mais de Vaha À SON EPOQUE. Que va-t-il répondre ? Pour lui, c’est l’occasion de reprendre ses esprits. Il semble hésiter.
— ... Population à l’âge primaire tribale mais... non, ce n’est... enfin la population n’est plus...
Merde, il a repris son contrôle. J’ai trop tiré sur la ficelle !
Je continue à avancer derrière le robot, et, d’un coup de menton j’enclenche la boîte de transfert pour transformer ma voix en celle du commandant loy. Mais déjà l’enregistrement continue, comme si HI avait répondu normalement.
— « Et sur ce continent en particulier ? »
— Mais je vous dis que le temps s’est écoulé. Nous ne sommes plus à votre époque. Il y a quelque chose qui ne va pas...
J’interviens rapidement, tant pis. Je parle sèchement :
— 20 314, vos réponses ne sont pas satisfaisantes ! Je vous ai demandé un rapport, pas des appréciations sur le temps et l’époque, je n’ai pas de conseil à recevoir.
Bon Dieu vite, vite... Et on est encore au dernier niveau. Ah, voilà l’ascenseur, je m’y engouffre.
— Qui êtes-vous ? demande alors HI. Vous ne pouvez pas être loy.
— 20 314, il y a effectivement quelque chose qui ne va pas ici. Vous perdez la tête...
Aïe, là j’ai fait une erreur ! Un Loy n’aurait pas parlé de «tête » à propos d’un cerveau-ordinateur... Ça, c’est Terrien ! J’essaie de corriger aussitôt.
— ... mettez-vous immédiatement en auto-contrôle, je veux entendre vos vérifications de relais.
Je ne quitte pas des yeux les chiffres des niveaux qui défilent dans le cadran sur la paroi de l’ascenseur. Doucement Lou se rapproche de moi, pour me protéger d’une attaque. On dirait que Salvo s’apprête à désintégrer le robot qui tremblote à deux mètres du sol.
— Ce n’est pas possible, lance HI qui semble réfléchir à voix haute...
— Avez-vous noté notre procédure d’arrivée, je le coupe ?
— Oui, mais...
— Etait-elle correcte ?
— Oui, mais maintenant je n’ai plus de certitude de votre identité. Conformément aux instructions générales, je dois vous demander de donner vos références personnelles.
On est enfin arrivés au couloir donnant à la salle des mémoires. La porte est là-bas, à quarante mètres. Je la devine. Encore quelques secondes ! Il faut gagner du temps...
— 20 314, jamais un ordinateur ne m’a demandé un contrôle d’identité. Je vous relève, n’assurez désormais que la marche de routine de la base.
— Vous... vous êtes le Terrien !... Alerte ! Alerte générale !
Un jet d’énergie me frôle le visage. Je fais un bond sur le côté au moment où Salvo tire. Je ne l’ai pas vu prendre son désintégrateur tellement son geste a été rapide. Pas assez pourtant pour abattre le robot-boule avant qu’il ne tire.
Mais son activité a dû perturber le robot-boule puisqu’il m’a manqué. Et maintenant il explose !
— Vite, à la salle, je gueule !
Giuse m’a devancé ; il court devant, à cinq mètres, rapidement dépassé par Siz et Ripou. Lou vient à ma hauteur mais Salvo reste derrière, pour nous protéger par là.
Un embranchement, devant.
Des éclairs fusent, légère lueur mauve. Il doit y avoir des robots-boules dans le coin...
Je stoppe au coin, au moment où Siz et Lou se plantent au milieu de l’embranchement et tirent sans discontinuer. Des explosions violentes !
Ils ont dû les avoir, il faut prendre le risque, je fonce.
Non, il en restait un... je plonge désespérément et tombe au sol, de l’autre côté du couloir, dans un amas de débris. La paroi de gauche s’effondre, coupée à mi-hauteur par un coup de désintégrant. Lou et Siz ripostent au désintégrateur, plus puissant...
Une main m’agrippe et m’aide à me relever. C’est Giuse.
— Vas-y fonce, je lui dis.
Je démarre derrière lui.
Voilà la porte. Il tente de l’ouvrir. Rien.
— Lou, je gueule.
Il me pousse d’un coup d’épaule et balaie la porte d’une rafale qui efface la moitié du montant. J’avance quand quelque chose me pousse dans le dos. Je m’étale et je perçois le faible grésillement d’un désintégrateur en action.
Les rayons passent au-dessus de ma tête et vont frapper trois robots-boules, dans la salle. Ils étaient en embuscade ! C’est Giuse qui vient de me sauver la peau. Il se tient hébété mais indemne, à côté de Siz qui baisse son arme.
Je secoue la tête et me force à me relever. J’ai les jambes coupées. Je vois Lou passer devant moi et enfoncer quelque chose dans un alvéole...
C’est fini.
Comme si on appuyait sur un bouton, la base devient calme.
Je vais à la paroi et, sans bien savoir pourquoi, glisse ma plaque dans un alvéole vide. Inutile, puisqu’il y en a déjà une, mais j’ai le crâne vide maintenant.
Une main me secoue. Je lève les yeux vers Giuse qui a relevé sa visière.
— Hé, ça va, oui ?
Je hoche la tête lentement.
— Oui, oui, ça va.
Il faut que je me secoue. Je commence à défaire mon casque. Voilà, je me sens mieux. Eh bien, je suis salement secoué ! La réaction, après cette tension des dernières heures.
Il serait quand même plus prudent de vérifier si tout colle.
— HI, j’appelle, tu m’entends ?
Plusieurs secondes s’écoulent et sa voix se fait entendre.
— Oui, je t’entends.
— Tu es guéri, maintenant ? Ça va mieux ?
— Oui... je suis guéri.
— Tu es à mes ordres ? Je peux sortir ?
— Oui, tu ne risques plus rien. Tu sais, je ne pouvais rien faire pour toi. Tu étais l’ennemi.
— Tu te souviens de tout ?
— Oui, absolument de tout. Mes relais d’enregistrement ont fonctionné, il n’y avait que mes ordres qui étaient modifiés. Ta plaque avait beau être effacée, elle restait là et mes circuits étaient perturbés.
— Comme tu dis, « perturbés » ! Mais comment pouvais-tu être mon ennemi ? Est-ce que tu as encore une plaque des Loys ?
— Bien sûr. La première que tu as mise avait une priorité, c’est tout. Tu n’avais jamais enlevé celle des Loys.
Alors là, j’en tombe sur les fesses. Pendant toutes ces années, ces siècles, il y avait une plaque loye, qui risquait de transformer HI en un adversaire terrible, et je vivais tranquillement à côté...
— Tu ne m’avais jamais parlé de ça !
— Je n’en avais pas le droit. Ce sont les ordres permanents.
— Et cette plaque loye... elle est toujours là ?
— Oui.
— Devant moi ?
— Oui.
— Bon Dieu, montre-la-moi.
— C’est elle qui est complètement à droite, la plaque numéro un. Mais elle est scellée, tu ne peux pas l’enlever.
— Que contient-elle exactement ?
— Simplement un ordre d’obéissance permanent aux Mémoires Loys. C’est à moi d’en déduire les ordres que j’ai reçus, en fonction de la façon dont ils ont réagi, dans le passé, dans des circonstances voisines.
— D’où tes « interprétations »... je vois ! Dis à Lou comment faire précisément. Lou, détruis totalement cette plaque !
Il approche, tend son désintégrateur qui crache une fraction de seconde.
— Elle est détruite, dit alors HI.
Curieux, j’ai l’impression qu’il y a du regret dans sa voix... Encore une chose à faire.
__ HI, je veux que tu enregistres une autre plaque du même genre définitive, sur ma prise de contrôle, et que tu la fasses sceller ici. Comme ça, tu ne me referas plus jamais ce truc.
— Bien.
— Salvo, tu vérifieras que c’est fait.
Je me retourne vers Giuse, appuyé contre un mur.
— Hé, HI, tu mettras dans cette plaque que Giuse bénéficie des mêmes droits que moi, O.K. ?
— Compris.
— Et, cette fois, tu surveilleras l’état de ma plaque de contrôle régulièrement... Là-dessus je prendrais bien une douche, pas toi, Giuse ?
Il roule des yeux énormes.
— Ah toi ! Tu récupères à une vitesse... Il y a trois minutes, tu étais à ramasser à la petite cuillère et maintenant tu vas prendre une douche. Tu me dégoûtes, tiens !
*
Je suis dans mon lit à flemmarder. Formidable, cette base, quand même. Sans rien faire, je n’ai qu’à parler pour être obéi. Si je le veux, je peux demander à HI de me diffuser n’importe quoi devant moi, en projection tri-dimensionnelle. Holographique, comme on disait autrefois sur Terre.
L’impression qu’il ne s’agit pas d’une image mais de la vraie scène en trois dimensions. C’est vraiment prodigieux. Tiens, j’ai bien envie de faire transformer tous les écrans utilisés, même ceux des Dijar et des modules. C’est une simple adaptation technique. Et ça pourrait être utile un jour d’avoir le relief exact.
Je reste un moment à réorganiser la base dans ma petite tête, bien au chaud sous mes draps. Chaque soir, je fais programmer une température quasi polaire dans ma chambre. Je dors mieux comme ça.
La porte s’ouvre sur Giuse, habillé de ses vêtements de Pakra.
— Tu sais l’heure qu’il est ?
— M’en fous, et d’ailleurs laquelle ?
— À Pakra, bien sûr.
— Pourquoi tu t’en préoccupes ?
— Je me suis dit qu’on avait quitté les filles bien sèchement. Si on retournait passer quelques jours tranquilles là-bas ?
Je n’aime pas trop ça. Il serait plus difficile de partir ensuite. C’est ce que je dis.
— Pour moi tu n’as rien à craindre, dit-il. Et tu veux pas aller chercher toi-même ton copain Pik ?
Au fond pourquoi pas ? Un dernier tour à cette époque.
— D’accord. Mais auparavant on passe sous régénérateur pour un traitement complet. Il ne faudrait pas qu’on garde des séquelles de ce réveil brutal. Et ensuite on file.
Sitôt habillé, je file dans la salle de contrôle de la base. Je retrouve l’aspect familier de ce centre nerveux, impressionnant, le fauteuil d’où j’ai pris tant de décisions. Je m’y assieds et anime les contrôles. Tout se met à clignoter.
— Alors, HI... ?
— Tu m’en veux, Cal ?
— Ah ça, tu m’as mis hors de moi. Mais c’est fini. Si on faisait un tour d’horizon ?
— Les travaux de remise en état de la base sont en train. Finalement, les dégâts sont uniquement matériels.
— Tu as quand même fait détruire pas mal de robots ! Alors tu vas lancer une nouvelle série. Des boules et surtout des robots vahussis, pour la base.
— Comme ton équipage ?
— C’est ça. À propos, il faut les faire revenir. Tu les stockeras à bord de mon Dijar. Je veux disposer d’une troupe efficace.
— Tu veux d’autres super-robots comme les Dix ? Salvo m’a tout raconté et JI m’a copié ses enregistrements.
— Alors vous voilà copains, maintenant ? Au fond pourquoi pas ? Mais je veux que vous ayez deux circuits parallèles, deux stocks de mémoires, deux séries d’enregistrements. Et je veux que tu installes JI dans un autre Dijar, il sera aux ordres directs de Giuse. Tu lui mettras aussi des robots vahussis. Comme ça, on aura deux Dijars prêts à décoller. Ah, et aussi un système complet de régénération. À part ça, comment marchent les travaux sur la Folle ?
— On arrive au bout. La planète est stabilisée sur une orbite régulière qui lui assurera un climat chaud sur la majeure partie du sol. Il n’y aura que les pôles qui seront froids.
— Et l’atmosphère ?
— J’attends tes ordres. Mais il faudrait attendre que l’orbite soit complètement stabilisée, pour la recréer.
— Combien de temps ?
— Trois ou quatre siècles.
— Alors tu nous réveilleras à cette date, si rien n’est intervenu avant. Mais je voudrais que tu surveilles Nali et Tor. Aide-les si elles en ont besoin. Et aide aussi notre progéniture !
— Bien !
Maintenant je vais m’offrir un petit déjeuner de prince. Tiens, Giuse a eu la même idée. Il est dans la pièce de séjour en face d’assiettes pleines de bonnes choses.
— On partage, matelot ?
— Vas-y, murmure-t-il la bouche pleine.
— On part après.
— Mmm, mmm. Ouais je voudrais me baigner. On reste combien de temps.
— Un jour ou deux, non ?
— Ça me va. Tu sais, c’est marrant, j’ai hâte d’en être à notre prochain réveil. On ira voir comment s’est débrouillée la petite famille ?
— Si tu veux. On ira aussi sur la Folle.
— Pour quoi faire ?
— Il sera temps de lui donner une atmosphère.
— Tu crois que ça marchera ?
— Si la planète ne saute pas, oui.
— Et qu’est-ce que tu en feras.
— Je voudrais « créer » une planète de mes mains. L’ensemencer selon mon goût, disposer les forêts, les sites. En faire un petit paradis. On y amènera des animaux, en calculant notre coup pour faire une chaîne naturelle. On choisira des animaux non dangereux. Le pied, non ?
Il ne répond pas, les yeux dans le vague. Quand il relève enfin la tête, son regard est plein d’étoiles.
— Et tu me dis ça tout tranquillement, en mastiquant un croissant. Est-ce que tu te rends compte qu’on parle d’une planète que tu te proposes de modeler, de faire vivre ? Est-ce que tu te rends compte de ce qui nous arrive ? On t’aurait dit ça sur Terre, tu aurais haussé les épaules. Est-ce que tu imagines la veine qu’on a eue de se retrouver, pour vivre ça ensemble ?
Je ris doucement.
— Tu ne vas pas m’engueuler, non ? Bien sûr que je me rends compte. Tu te prends pour un petit Dieu, c’est ça ?
Il prend une mine dégoûtée en se levant.
— T’es un inconscient, fils-père ! Allez viens avec moi, Siz, mon pote, on va prendre un module rien que pour nous.
Et ils s’en vont bras dessus, bras dessous...
Ce type ! Il a une fraîcheur d’âme ! Un type sain, c’est ça, sain ! Je me lève à mon tour en criant à la cantonade :
— HI, tu gardes la maison pendant notre absence. Ne fais pas de bêtises, hein ?
FIN